Paroles de poètes















"Être toujours dans les mots, qu'on le veuille ou non, être toujours en vie, pleine de mots pour la vie, comme si les mots étaient en vie, comme si la vie était en mots."
Ingeborg Bachmann - Toute personne qui tombe a des ailes


"Le poème est un état naissant de la plénitude impossible".
Y. Bonnefoy


"Le poème ne console pas, ne cherche nul refuge dans l'imaginaire : il nous rapproche de la complexité inaccessible d'un réel qui ne nous est donné qu'à travers le tamis incertain des mots. Le langage sert le social ; le poème s'en détourne pour revenir à l'altérité même. Le langage masque les abîmes et les incertitudes de la condition humaine ; le poème affronte et décrypte la froide alchimie de notre devenir dans le monde."
A. Suied, Le Premier regard, Paris, Arfuyen, 1995.


La poésie c’est le lien entre moi et le réel absent. C’est cette absence qui fait naître tous les poèmes.
La poésie est dans ce qui n’est pas. Dans ce qui nous manque. Dans ce que nous voudrions qui fût. Elle est en  nous à cause de ce que nous ne sommes pas…. La poésie c’est le bouche-abîme du réel désiré qui manque.
P. Reverdy - En vrac


Peut-être que la poésie n'est qu'une seule et même citation
Anna Akhnatova

Le monde est une demeure de signes
Bonnefoy

"Rien ne vaut d'être dit en poésie que l'indicible - 
Reverdy

"Au Japon cet indicible se nomme le Yügen "Souvenez vous de cet instant Yügen qui ne se raconte pas, que vous n'avez jamais su décrire, qui ne peut être en capture, le rayon de soleil, l'amour qui musarde, la glace qui fond, le frisson sans raison, un frémissement dans un arbre comme une chanson ancienne, l'extase devant le paysage. Et pourtant il fallait en conserver le souvenir, la justesse, l'incandescence, le magnifique, l'unicité, oui, ce moment ainsi juste et inouï. Le vivre et s'en souvenir et se promette de ne jamais l'oublier."
E. poindron - Comme un bal de fantômes

"Il m'a semblé parfois (...) que ma plus vraie vie, une seule vraie vie n'était que des moments pour lesquels j'avais su trouver une expression un peu plus juste, comme si devenir poésie, si peu que ce fût me conférait plus de réalité ou plus précisément encore les révélait, les fixait, les accomplissait (...) La parole juste donne à qui l'entend comme à qui la trouve le pressentiment d'une plénitude si grave qu'il n'est pas superflu d'y penser. En ce sens la poésie fait reculer nos horizons." 
Jacottet

Plus je vieillis et plus je crois en ignorance,
Plus j'ai vécu, moins je possède et moins je règne.
Jacottet - L'ignorant

Les peupliers sont encore debout dans la lumière
De l'arrière-saison, ils tremblent près de la rivière,
Une feuille après l'autre avec docilité descend,
Eclairant la menace des rochers rangés derrière.
Forte lumière incompréhensible du temps,
O larmes, larmes de bonheur sur cette terre !
Ame soumise au mystère du mouvement,
Passe emporté par ton dernier regard ouvert,
Passe, âme passagère dont aucune nuit n'arrêtera
Ni la passion, ni l'ascension, ni le sourire. (...)
Prends le chemin qui t'indiquera le suspend de ton coeur,
Tourne avec la lumière, persévère avec les eaux,
Passe avec le passage irrésistible des oiseaux,
Eloigne-toi : il n'est d fin qu'en l'immobile peur.
Au lieu où ce beau corps descend dans la terre inconnue,
Combattant ceint de cuir ou amoureuse morte nue,
Je ne peindrais qu'un arbre qui retient dans son feuillage
Le murmure doré d'une lumière de passage
Jacottet

Un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font rêver.
R. Char




A quelqu'un qui était souvent ensommeillé, vous lui disiez que la lumière de la terre était trop pure pour ne pas avoir un sens qui échappât de quelque manière à la mort, vous vous imaginiez avancer dans ce sens...
P. Jacottet

L'attachement à soi augment l'opacité de la vie. Un moment de vrai oubli et tous les écrans les uns derrière les autres deviennent transparents, de sorte qu'on voit la clarté jusqu'au fond, aussi loin que la vue porte ; et du même coup plus rien ne pèse. Ainsi l'âme est changée en oiseau."  
P. Jacottet

"Je suis toujours saisi d'un sentiment de secret, de quelque chose qui nous a échappé et que nous ne pouvons retrouver et qui est pourtant à portée de main."
P. Jacottet


La poésie illuminant par instant la vie comme une chute de neige
P. Jacottet

Tout m'a fait signe : les lilas pressés de vivre
et les enfants qui égaraient leurs balles dans les parcs (...)
L'air tissait de ces riens
Une toile tremblante et je la déchirais
à force d'être seul et de chercher des traces
P. Jacottet

Il n'est de fin qu'en l'immobile peur
P. Jacottet

Ne plus vivre la vie
mais la vie devenir
Brigitte Maillard- L'Au-delà du monde

Je ne suis que limites tracées par des lignes qui suivent le cours des choses. Ligne de vie, de rêve ancien, qui me relie au dessin du monde. Jusqu'à la limite singulière, au bord du monde : là est un visage où se dévoile la ligne imaginaire : Au-delà du monde. une frontière, celle du visible-invisible, que le poète découvre. (...) J'ai cherché des langages pour entendre le monde, m' entretenir avec lui. Douceur et douleur ont fait le chemin. La beauté s'est émerveillée. Des "traces ondoyantes d'une autre vie qui ne s'explique pas" Maeterlinck, se sont révélées. (...) 
- L'âme porte en son sein le secret du savoir aimer, relie ciel et terre, à la mesure de son inspiration. De nature transcendante, elle met en mouvement le chant de l'amour. Solaire, traversée par ces rayons de vie, elle est. Aube souveraine -
B. Maillard

"Et écrire, ce désir à chaque fois de réparer l'imperceptible accroc. De recueillir dans un léger tissage des paroles ces figures éparses du devenir et les rendre un instant solidaires. de sorte que recouvert, effacé par l'afflux des mots, le monde finirait par y renaître, surgissant de ce mouvement même qui d'abord l'a annulé et qui, maintenant, lui offre cette vivacité dont jusque là il paraissait privé. oui, écrire ce serait d'abord cela : s’asseoir pour voir se lever le monde dans le jour du langage. Et, d'une voix presque muette - d'un souffle engendré par les mots qui les porte -, ne cesser de célébrer cette beauté, répétant comme une prière muette cette phrase si simple de Beckett : "Je regarde passer le temps et c'est si beau" (Un homme assis et qui regarde)."
J. Ancet








"Qu'est-ce que la douleur sinon la joie qui nous habite"
Réné Le Corre - Un monde de rosée - Monde en poésie, 2017

"J'écris ce que j'ai appelé "la merveille et l'effroi" de l'existence, la beauté du monde en son inconsistance, la poudrerie scintillante, multicolore, fragilité qui traverse les siècles. [...] Le poète Issa, après la perte de sa petite fille, écrit ce poème :
Monde de rosée
c'est un monde de rosée
Et pourtant et pourtant." 
R. Le Corre

Ceci compte : la ligne, la caresse, la mesure.
Ceci vaut : le regard, la main, le repas silencieux,
Et la marche auprès de l'eau étincelante, guettant 
les tadornes.
Nous marchons, lumineux sur la terre, protégés
d'une cuirasse insouciante parmi les flèches.
Pourquoi cette joie rieuse dans la clairière de
l'automne, encerclée de menaces ? p. 58

Il y avait le temps aussi grand que le ciel
inépuisable comme l'été.
Il y avait les voyages, les lectures
les visages, les mains.
Plein le monde, plein le temps.
Il y avait ce déploiement à l'infini,
l'horizon reculait devant nos pas infatigables.
Il y avait l'accumulation, le désir encore
et encore plus loin, de plus en plus profond
le jeu souple, le style élégant,
le marivaudage brodé des plaisirs subtils
et des lectures austères.
Y a-t-il encore ce temps,
cette richesse du temps ?
Je le tiens, précautionneux, dans ma main
tandis que l'autre main écrit sa disparition.
Je compte, j'évalue. Combien ?

J'efface et je cesse d'écrire. 
Je cesse d'écrire. R. Le corre

Dans toute chose, il y a une faille. C'est ainsi qu'entre la lumière
L. Cohen

Être dans la nature ainsi qu'un arbre humain
Étendre ses désirs comme un profond feuillage,
Et sentir, par la nuit paisible et par l'orage,
La sève universelle affluer dans ses mains !
Vivre, avoir les rayons de soleil sur la face,
Boire le sel ardent des embruns et des pleurs,
et goûter chaudement la joie et la douleur
qui font une buée humaine dans l'espace !
Sentir, dans son cœur vif, l'air, le feu et le sang
Tourbillonner ainsi que le vent sur la terre
-S'élever au réel et pencher au mystère,
Être le jour qui monte et l'ombre qui descend
Comme du pourpre soir aux couleurs de cerise,
Laisser du cœur vermeil couler la flamme
et l'eau,
Et comme dans l'aube claire appuyée au coteau
Avoir l'âme qui rêve, au bord du 
monde assise...
Anna de Noailles - La vie profonde

"Magicien de l'insécurité, le poète n'a que des satisfactions adoptives. Cendre toujours inachevé."
R. Char - Fureur et mystère

"Dans nos ténèbres, il n'y a pas une place pour la beauté. Toute la place est pour la beauté."
R. Char - Feuillet d'Hypnos

"Nulle écriture qui ne vaille sans être portée par la fureur ou par son revers, la ferveur."
R. Char
 
"Ô, dis-moi, poète, ce que tu fais.- Je célèbre
Mais le mortel et le monstrueux,
Comment l'endures tu, l'accueilles-tu ? .- Je célèbre
Mais le sans nom, l'anonyme,
comment poète, l'invoques-tu cependant ? .- Je célèbre
Où prends tu le droit d'être vrai
dans tout costume, sous tout masque ? .- Je célèbre
Et comment le silence te connaît-il et la fureur,
ainsi que l'étoile et la tempête ? .- Parce que je célèbre

R.M. Rilke - Elégies

Le voyageur ne ramène-t-il pas non plus du
Versant
De la crête
Non point, dans la vallée, une poignée de terre,
Qui pour tous
Est l'indicible, mais
Un mot glané, un mot pur, la gentiane bleue, la
Gentiane
Jaune. Sommes-nous peut-être ici pour dire :
Comprends,
Oh, pour dire ainsi, comme jamais même les
Choses
Ne crurent être intensément. (...)
Et ces choses qui vivent
De partir, comprennent que tu chantes leur
Gloire ; périssables
Elles se fient
A nous qui sommes les plus périssables, nous
Confient
Quelque chose à sauver.
Veulent qu'en notre coeur invisible nous les
Transformions
Toutes
En - ô, infiniment... en nous-mêmes ! quel
que soit ce
Qu'enfin nous sommes
Rilke


La poésie : quoi d'autre 
que cette voix qui tente éperdument
d'apprivoiser l'incertitude ?
Gérard Mottet - Par les chemins de vie - éd. Unicité, 2017

Éternelle étrangeté
Et sans se retourner il se mit en route
     vers des pays inconnus.
Au plus loin de sa demeure
    le voyageur crut retrouver sa propre maison
-comme si le temps l'avait ramené à lui-même-,
Quand il eut accompli son grand tour du monde
     il revint en son pays.
et retrouvant sa demeure
      il se sentit étranger en sa propre maison
-comme si le temps l'avait arraché à lui-même-.
     Et c'est ailleurs comme si c'était ici.
     Et c'est ici comme si c'était ailleurs.
Et nous nous retrouvons et nous nous perdons nous-mêmes
-tournoyant dans les boucles du temps-
improbables voyageurs de l'éternelle étrangeté.
G. Mottet

Où vont nos pas dans la poussière
Où vont nos pas dans les poussières
de ces chemins trop incertains
où vagabondent nos regards
qui s'usent aux éclats du monde
retrouverons-nous jamais la mémoire
        perdue de nos contrées originaires.
Paraphrases des vents furtifs
d'arbres en arbres répétées
il nous faudra bien oublier
tous ces ressassements du jour
pour qu'en nous resurgissent les murmures
    perdus des sources pures de la nuit.
Perpétuels scintillements
miroitement aux alouettes
il nous faudra bien faire éclipse
de tous ces leurres aveuglants
pour qu'enfin revienne nous enchanter
     l'éclat perdu d'invisibles lumières

que percevaient nos yeux d'enfant."
G. Mottet

LES EMPREINTES DE TES PIEDS

Les empreintes de tes pieds sur le sable
la vague les a effacées
les traces de tes pas dans la montagne
la neige les a recouvertes.

N'importe ce qui restera de toi sous le soleil
tout se grave au dedans qui s'efface au dehors qui s'impriment
imperceptibles traces qui s'impriment
dans les recoins obscurs de la mémoire.

Et c'est ainsi qu'un à un  tes pas   éphémères
se frayeront des chemins inédits
que nulle  vague  nulle neige
ne viendront recouvrir
chemins secrets vers cet
 ailleurs qui est toi-même.
G. Mottet

Préfère ce qui vient à ce qui est déjà venu
et ne t'arrête pas en chemin connu
jouis du tumulte des commencements
laisse éclore   laisse la vie en toi

laisse-toi devenir.
G. Mottet







LES MOTS PARFOIS
Les mots parfois
ouvrent leurs ailes de colombe

et s'envolent au loin

s'échappant d'entre les barreaux
du quotidien.

Parce qu'un poète, c'est toujours un pays qui marche, dressé comme une forêt, et traînant dans sa langue une terre d'exil, un paradis d'écho.
Guy Gofette - Verlaine d'ardoise et de pluie

Rien n'est jamais perdu de ce qui fut aimé
Andrée Chedid

[...] Ce que jamais je ne saurai
c'est ce que je dois enseigner.
Là où jamais ne fut nul voyageur
là est mon voyage.
Chère désincarnation

à travers toi sont montrées
les formes passagères .
qui vont et viennent
Doute : envoyé-du-Paradis
si la pensée pouvait dérober
un seul mot du mystère
tout serait faussé.
Imagination, tu es bien plus fidèle
toi qui peut croire en l'Immortalité
et composer un chant !
Edwin Muir - Le poète




Tout l’été
Je savais qu’il s’agissait
De regarder à nouveau, que derrière la lumière
Quelque chose était passé inaperçu ; que le velouté de toute chose
Est toujours visible, une patine brouillée
D’âge et de couleur, jumelée avec l’ombre et la lumière,
Occultant sa propre source dans un ordinaire noyé.

John Burnside -Essai sur la lumière

Consens à la brisure, c'est là
Que germera ton trop-plein
F. Cheng - Enfin le royaume

Sois prêt à accueillir
tout instant qui advient :
Sente gorgée de soleil,
grisée de lune, clairière.

Les désirs que nous portons en nous
Ne sont-ils bien plus grands que nous ?
Si grands qu'ils rejoignent l'originel
Désir par quoi la lumière fut.

La mort qui rend tout unique est l'unique accès
A la transformation. Face à elle, on laisse tout,
Gardant seul ce que Dieu même ne peut remplacer :
L'amour inachevé d'une âme singulière."

Qui accueille s'enrichit, qui exclut s'appauvrit.
Qui élève s'élève, qui abaisse s'abaisse.
Qui oublie se délie, qui se souvient advient.
Qui vit de mort périt, qui vit de vie sur-vit.

Mystère est un singulier qui ne se révèle
que par d'autres singuliers,
Que par le toujours inespéré face à face
des présences entrecroisés.

Que par le long fleuve on aille à la mer !
que par le nuage-pluie on retourne à la source !

Un grand vent nous parcourt, nous traverse,
de tout son tam-tam de véhémence.
Ce qui était rompu est relié,
nous nous livrons à la délivrance.

Les morts sont parmi nous, plus vifs que les vivants,
Nous intimant d'être à l'écoute. Initiés
Par-delà douceur et douleur au grand secret,
Ils n'auront de cesse qu'ils ne nous l'aient confié.

Ne quémande rien. N'attends pas
d'être un jour payé de retour.
Ce que tu donnes trace une voie
Te menant plus loin que tes pas.
F. Cheng




Épreuves du langage

D'où vient le son
Qui nous ébranle
Où va le sens
Qui se dérobe
D'où vient le mot
Qui libère
Où va le chant
Qui nous entraîne
D'où surgit la parole
Qui comble le vide
Quel est le signe
Qui fauche le temps ?
Quel alphabet
Prend en compte 
Nos clartés comme nos ombres
Quel langage
Raboté par nos riens
Ameute le souffle
Quel désir
Devient cadences
Images métamorphoses
Quel cri
Se ramifie
pour reverdir ailleurs
Quel poème
Fructifie
pour se dire autrement ?
Issu de notre chair
Tissé de siècles
Et d'océans
Quel verbe
Criblera nos murs
Sondera nos puits
Modèlera nos saisons ?
Avec quels mots
Saisir les miettes
Du mystère
Qui nous enchâsse
Ou de l'énigme
Qui nous surprend ?
Que veut la Poésie
Qui dit
Sans vraiment dire
Qui dévoie la parole
Et multiplie l'horizon
Que cherche-t-elle
Devant les grilles
De l'indicible
Dont nous sommes
Fleur et racine
Mais jamais ne posséderons ?
Ainsi chemine
Le langage
De terre en terre
De voix en voix
Ainsi nous devance
Le poème
Plus tenace que la soif
Plus affranchi que le vent !
Andrée Chedid - Rythmes

Le secret
Qui étais-je avant
Que serai-je après
Ce bref parcours de vie
Encerclé de mystère ?
J'alerte
les credo de l'âme
Je m'attache
Aux menées de l'esprit
Je braconne
Dans les gisements du coeur
Je furète
Parmi les trames du savoir
J'avance
A l'insu des mots
Je malmène
Les dieux et les lois
Impénétrable
Demeure
Le secret.


La simplicité

La simplicité c'est se mettre à nu devant les autres
Et nous avons tant de difficulté à être vrais avec les autres.
Nous avons peur d'être mal compris, de paraître fragiles,
de nous retrouver à la merci de ce qui nous fait face.
Nous ne nous exposons jamais.
Parce qu'il nous manque la force d'être des hommes,

celle qui nous fait accepter nos limites,
celle qui nous les fait comprendre, en leur donnant du sens et en les transformant en énergie,
en force précisément.
J'aime la simplicité qui s'accompagne d'humilité.
J'aime les clochards.
J'aime les gens qui savent écouter le vent sur leur propre peau,
sentir l'odeur des choses,
en capturer l'âme.
Ceux dont la chair est en contact avec la chair du monde.

Parce que là est la vérité, là est la douceur, là est la sensibilité, là est encore l'amour.
Alda Merini

"La vie me tue et l'image me fait renaître"
Else Lasker-Schüler


"Je viendrais à ce pays mien et je lui dirais : "Embrassez-moi sans crainte.... Et si je ne sais que parler, c'est pour vous que je parlerai". Et je lui dirais encore : "Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n'ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s'affaissent au cachot du désespoir."
Aimée Césaire - Cahier d'un Retour Au Pays Natal 

Staffilata de l'inaccompli

En marchant, j'ai connu, en marchant,
marchant contre le vent, j'ai connu,
en marchant, j'ai connu, sa rouge estafilade.
En marchant, j'ai connu, en marchant,
parmi l'entaille des mots, j'ai connu,
en marchant, -le silence qui balafre la face.
En marchant, j'ai connu, en marchant,
le poignard de la nuit, j'ai connu,
en marchant, j'ai connu, en marchant, 
sa taillade d'aurore dans la rose chair.
En marchant, j'ai connu, en marchant
le crayon de papier j'ai connu,
en marchant, - ô l'arme pointue à double 
tranchant.
En marchant, j'ai connu, parfum
des roses du temps.

Serge Venturini 




Les chansons 5

Pareille à un marchand ambulant au sommet
des montagnes
Je libère mes souhaits pour qu'ils paissent devant moi
sur ce chemin escarpé
Le tissu brodé sur les métiers à tisser des villes anciennes
halète en montant dans le palanquin de la nostalgie
Dans mes coffres tinte l'argent de Damas
Et des refonds d'Alep...l'or
Les rouges à lèvres, la poudre de maquillage et les peignes
qui se dénudent dans les miroirs... et le sucre
Les crayons de couleur et les cahiers d'école
...
Sur ce chemin qui monte pas à pas vers Dieu, les chansons
montent dans ma poitrine
Mon coeur chante les affres de l'amour
Et ma langue chante les affres de la guerre
Je ne demanderai à Dieu
Que d'alléger ma poitrine de son fardeau
...
Descendant au coucher du soleil
La poitrine de la terre est ma poitrine
Je suis cette herbe sèche... je suis la paille, le vent chaud
je suis les lumières de la montagne... et ce chemin qui
monte et descend en haletant
Peu à peu je m'élève de la terre
je m'élève...je m'élève
...
Et cet oiseau qui chante dans le ciel, c'est moi
Et cette balle dans les côtes de la chanson, c'est encore
moi.

Hala Mohammad - Prête-moi une fenêtre - éd. Bruno Doucey, 2018

Les chansons 2

Je prends mon identité sur le dos
Et je m'en vais
Je la jette en miettes à l'oiseau
Dans les vastes contrées de Dieu
Ma langue
Lettre après lettre
Les signes de ponctuation, les parenthèses
Les voyelles brèves, les morphèmes
Et la lettre A d'Allah
Je les jette
A un poète itinérant
A un enfant qui apprend à parler
A un amoureux qui annonce son suicide dans son
testament
A un étranger qui cherche l'espoir
....
Pareilles au silence
Au feu
Elles se déclarent dans ma poitrine
Elles me jettent sur les rives des fleuves
Au commencement du monde
....
Au commencement du monde
Les chansons.

Appartenance 1

Chaque matin
Dans mon exil, je quitte la maison pour me rendre au
cimetière
Je sors les jours de fête et de congé, les dimanches et
les vendredis
Pour déposer une fleur sur la tombe d'une étrangère
Dans l'espoir que quelqu'un calme l'affliction des ombres
En déposant
Une fleur
Sur la tombe de ma mère
Là-bas, sous l'olivier.

Hala Mohammad

La pesanteur et son pas devancé de tant perdu qu'en reflet de l'abîme

A recenser les dons plutôt que les erreurs de nos vacarmes clos

Et parfois même encore
Il y a le bleuté d'un bruit de papillon
qui encens colossal
La crue de sa beauté
L'étrange d'exister
Et la possible ardeur d'oublier sous son voile

Carole Carcillo Mesrobian - Aperture du silence




Et puis,
L'insaisissable précis
Nous le tenons, nous y allons
Nous l'enchâssons dans le cours  des mots manquants
Aussitôt dit, aussitôt perdu le chant
S'évanouit quand il chante
C'est là
Dans l'insaisissable précis
Que vibrera le poème
Juste ce qu'il faut d'
Impossible entre les mots
La formule vient
Libère ici
S'enfuit déjà
Perdue pas tout à fait
Et cette trace de sang séché
Entre signe et lumière
Va
Commencement d'un autre texte
Insaisissable précis
Pas d'une âme.

Sapho -Le Livre des 14 semaines

La rue est petite comme un souvenir
Fugitif
Cet endroit où nous allions
-Il m'est difficile
De fréquenter d'autres endroits -
S'appelait vraiment le Temps Perdu
Il était vide
Les serveurs ne s'y empressaient jamais
Une femme pâle ne le tenait pas
Et je suis encore là-bas quelquefois. 

Les bars éclatants dont parle Arthur R.
J'y allais ne buvant pas de bière
Mais l'écume des verres me semblait une joie (...)

Maintenant je ne sais plus
M'asseoir à une table taper l'incruste
Et croire que tous les poèmes sont là
C'est mon regard qui s'est enfui
Avec mes amis d'hier, la splendeur des arrivants
N'est plus sur mes épaules
Je suis écho de la beauté mais
Je tiens un mouchoir serré
Que j'ai volé au passé
Et j'essaie
De tisser
Des fils de soie
Pour l'habit d'un papillon de nuit
Réplique sombre de cet autre, glorieux de couleurs.
Je n'ai pas oublié
La joie les éclats le nonchalance exubérante
L'insolence (...)

J'aime ta nonchalance insolente exubérante
Amie parée du bord de mer
Tes yeux rapportent des gâteaux
Tu n'as pas oublié la langue des enfants
Tu n'es pas sorti de l'enfance

C'est le temps qui rajeunit."


Ce jour premier de quatrième semaine
Je donne raison au secret
Je me dédis et je dis
Je veux cacher la pensée
Pour le désir

Il y eut cette terrasse donnant sur un terrain
Vague de promesses non encore tenues
Avant la mer
Il y eut une lagune d'ivresse
Etait-ce la brise dans la chaleur
Vos yeux d'attente ?
La musique ainsi aimée
Le cou du chanteur
Sa main sur une derboka de fortune
Etait-ce le poisson offert par Latefa
Ce désir Sabah que l'on dise quelque chose
Je ne vois rien de plus vif au monde
Qu'1 soir sur les divans arabes
Qu'on installe à la hâte
3 lanternes du sud
Et nous croyons rivaliser avec la lune !
(Pardon, Qacimi, j'ose "lune" interdite de poème 
- par toi - depuis qu'on lui a photographié les
alvéoles) 

La seule terre que je connaisse est une poignée de
   paroles
Et je n'en veux pas d'autre
Passante
Si le sang est le signe de la terre
Ne m'en promenez aucune
Permettez que j'habite
Le carré du patio à Marrakech
Maison andalouse
Où le ciel est un mouchoir de temps
A soi,
Que j'en sois et seulement locataire.

Le poète se retire de son poème
Tout est alors savoureux de ce qui est perdu
Le poète se retire de son poème
Et tant mieux, la vanité vole
Ce qu'il prétend
S'efface devant ce qui le tend
Pur désir
Epellation
Effeuillage
Une à une
7 pages
Le poète se retire de sa créature
Elle vivra
Initiant 7 poèmes à son insu
De son poème, le poète se retire
J'ai tenu, dans ma main, 1 poème
Qui m'a fait parler

Tu sais j'ai laissé entrer les mots dans ma maison
Les mots qui venaient se présentaient
J'ai ouvert la porte à ces mots
Peut-être qu'ils possédaient LE SECRET
J'ai laissé venir l'histoire dans ma maison les mots
La rumeur voilait la clarté
Sitôt venus, sans saluer ils se retiraient
Dans la cacophonie, l'indifférencié
Parfois 1 personne prononçait 1 oracle
1 poète, 1 philomouche ou humain de la ville
Et puis le bruit se refermait sur lui.

Et tu as le goût du vide
Tu ne trouves pas le silence
Tu entends ce qui le trouble : une guerre d'électrons
Soufflerie de modem énormes préoccupations
Quel bruit :
Pour ce qu'il reste de la terre
Ce que nous leur laissons
Que diarias-tu Georges ?
Or, well ?
Il ne reste plus de mots pour
L'honneur
Te coucheras-tu enfant ?
Avec leur techno-lunettes à radar nyctalope
Ils voient... des avions en bois
Te coucheras-tu ?
Tu n'es pas impuissant,
Un homme seul réveille les morts
Le bruit s'évase
Une fourmi passe sur mon histoire,
Je compte sur toi enfant
Tu te souviendras j'en suis sûre



Il y a un jeu auquel se livrent
Les Kabbalistes
Ils prennent un sac, y jettent des lettres
Les secouent et les font sortir
Ils comptent jusqu'à la transe
Je voudrais prendre les mots
Les gestes les sons choisis
Les couleurs décidées dessinées
Les jeter dans un sac
Remuer
Les tirer
Les relire
Rafraîchir la vue du monde
Le jeune monde
Déjà bien vieux
Haut de page saut de page
Je voudrais compter les lettres, déchiffrer
Et perdre le chiffrage

C'est lui
C'est un homme
A la parole choisie
Mais buveur de mer.
Tu appuyais les doubles consonnes
Tu énonçais avec insistance
Chaque syllabe
Comme si elle
Allait changer de mot
Il fallait la tenir fermement
Tu as tenu parole
Dans le grand vent
Comme un Juste
Et je le dis des musicien de l'âme

Sapho - Le livre des 14 semaines



Un homme pas encore né
Rencontre un blanc   le
Moment avant le trait
Il dessine son ex-sistence
Il inscrit son arrivée
Et sa mort en même temps
Inscrit sa naissance
Déjà presque mort
D'avoir sur blanc tracé
Tracé mort
Improlongeable
Et vif pour ceux qui viendront
Sapho - Blanc

Tarab
Le chanteur lâche de l'ombre
à un moment où tu attends du soleil
un cri de soleil
une petite ombre une caresse
où tu ne l'attendais pas
et le soleil s'est ensuite remis
dans sa gorge puissamment alors
les choses chants oreilles instruments
se sont mises à s'emplir à enfler
à faire la brise dans la chemise

à faire de nous des voiliers
alors le vent en poupe nous avons chaviré
mais chavirer ici
n'immobilise le navire
qu'un instant
c'est
le Tarab

Sapho - Blanc

Au fil du temps,
tout vous lâche sauf
l'espoir, puis
lui aussi desserre
son étreinte.
Il n'y a pas assez
de quoi que ce
soit
tant que nous vivons
mais par intervalles
une douceur surgit et
avec un peu de
chance, s'impose

R. Carver

Il n'y a rien de nécessaire
Sauf d'être là, à chaque instant, de plus en plus.
Henry Bauchau

C'est le sentiment de l'invisible qui nous force, paradoxalement à regarder le visible comme s'il n'en était jamais que l'approche. De même, pour l'écrivain, toute parole écrite cache une autre parole, non pas tout à fait insaisissable, mais sans cesse différée et infiniment plus essentielle. C'est vers cette parole qu'il tend.
Jabès - Du désert au livre

Le langage fait obstacle à la déchirure de l'être, mais lié au malheur qu'il désigne, il est aussi cet être déchiré, en désaccord avec lui-même, et qui ne joue jamais qu'en perdant.
R.L. Desfôret - Ostinato


Il se peut que la beauté naisse quand la limite et l'illimité deviennent visibles en même temps, c'est à dire quand on voit des formes tout en devinant qu'elles ne disent pas tout, qu'elles ne sont pas réduites à elles-mêmes, qu'elles laissent à l'insaisissable sa part.
J. Starobinski

Le monde autre qu'humain, le monde de la nature est habité par l'inconnu. Certains arbres sont des portes. Accepter l'inconnu qui rôde dans l'arbre. L'accepter, pas le capturer. Parfois il fait grandir le connu.
Alexandre Hollan, Je suis ce que je vois

La vie est un système d'équations avec de nombreuses inconnues.
Les inconnues sont des personnes
Les équations sont leurs relations
Ivan Akhmetiev - Rien qu'une collision de mots

Un poème est une forme d'habitation
Un abri sommaire
Contre les intempéries de l'oubli
Perpétuant l'ombre tressé d'une clarté
Près d'un chemin au bord de son effacement
Sous le seuil de l'herbe

Heather Dollohau

La vie est-elle une volonté de poème
quelque chose que nous n'avions pu rejoindre
Mais qui reste toujours à l'horizon des mots
une illusion d'entrée là où nous sommes

Je donne mon espoir
à tout l'avenir qui tremble
Apollinaire


"La poésie est la quintessence d'une vision, incarnée par la quintessence du verbe."

"Habiter la poésie, c'est capter un chant né de soi, et tenter de la rapprocher de la grande tradition de la poésie. C'est habiter un royaume, et faire un effort pour se rendre au temple. Mais quand on consacre sa vie à créer de la poésie, un changement d'état s'opère peu à peu. Au lieu de se rapprocher de l'idéal de la poésie à force de volontarisme, une voix venue de la profondeur de votre être se met à vous hanter, et vous transforme en un réceptacle qui accueille, qui résonne. Alors la poésie vous habite. Il faut parvenir à atteindre le diamant. Elaguer, tout réduire au minimum - mais ce minimum contient le drame d'une vie entière."
F. Cheng 










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